C'est la première fois que tu viens en Egypte ? me demanda le drogman de l'hôtel qui s'était jeté sur moi au moment où je pénétrais dans le hall. J'avais devant moi un homme d'une belle prestance, enveloppé dans une ample galabeya à rayures brillantes et armé de ce long bâton noueux que portaient les notables d'autrefois.
Comme je n'avais guère envie d'entamer une discussion, je répondis sans réfléchir : Oui, c'est la première fois alors que c'était au moins la trentième que je posais mes pieds nus sur le Terre sacrée.
- Que voulez-vous voir en Egypte ?
- Je ne sais pas trop, les constructions en terre d'Hassan Fathy, les vieilles norias encore en usage, les canaux d'irrigation dans le champ des paysans des oasis, l'hôpital de Louxor et je voudrais aussi parler avec des Nubiens dont le pays a été englouti sous les eaux du Lac Nasser.
- Pas les antiquités ?
- J'ignorais qu'il y avait des antiquités ici.
- Vous vous moquez de moi ?
- Non, je ne plaisanterais pas avec un homme aussi honorable que vous.
- Honorable, je le suis. J'ai accompagné sur tous les sites des personnes aussi importantes que la princesse Diana, le président Mitterrand et Jack Lang, lady Gaga, Madonna, Maradona, les 5 Beatles.
- Là je vous prends en défaut, les Scarabées n'étaient pas 5 mais 4, les Fab Four.
- Peu importe. c'est un groupe de rock. Ces gens dépensent sans compter.
- Alors vous avez dû faire votre pelote.
- Ma pelote de quoi ?
- Je veux dire que les bakchichs ont dû pleuvoir. Laissons tomber, je n'ai pas les moyens de rétribuer un homme de votre qualité.
- Vous devez savoir que j'ai 14 enfants. Dieu a mis la force dans mon membre.
- Il aurait mieux fait de la mettre ailleurs.
- Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Et vous, combien de bébés ?
- Aucun.
Il me regarda comme si j'étais une excentricité de la nature nantie d'un minuscule appareil viril.
Les Egyptiens croient volontiers que les Occidentaux sont sexuellement déficients, ce qui explique que des hordes d'Anglaises, d'Allemandes, de Belges, d'Autrichiennes viennent sur les rives du Nil pour goûter aux charmes de l'Orient.
- Tu n'es pas marié, tu n'as pas d'enfant. Peut-être préfères-tu les garçons ? Dans ce cas, j'ai de bonnes adresses à te proposer.
- Laisse tomber, tu es guide touristique ou maquereau ?
Cette rencontre tournait à l'interrogatoire. Je ne savais plus comment me débarrasser de ce crampon. Deux geckos traversaient le plafond. Je tentai de gagner la sortie. Il me rattrapa et, imperturbablement reprit son enquête.
- Et quelle est ta noble profession ?
Pour rien au monde je ne voulais lui avouer que j'étais égyptologue.
En continuant à observer les geckos je répondis :
- Je suis fonctionnaire de l'Etat.
- Fonctionnaire dans quel domaine ?
- Tu es bien curieux, je travaille au Service des renseignements.
- Ah ! tu te renseignes sur quoi ?
- Sur des gens comme toi qui posent des question indiscrètes.
- Ne te fâche pas, je veux juste te rendre service.
- Dis plutôt que tu veux me tirer de l'argent.
- C'est mon métier. Tu es riche, tu devrais partager.
- Je ne suis pas riche.
- Pourtant, tu voyages en Egypte, il faut de l'argent.
- Je suis venu ici parce ce que les prix sont abordables. En fait, je voulais aller à Cuba mais c'était au-dessus de mes moyens.
- Tu es chrétien ?
Après le sexe, l'argent, la profession, nous allions aborder le registre de la religion, un des plus délicat qui soit.
- Non, je ne suis pas chrétien, je ne crois pas en Dieu.
Il me considéra avec stupeur. Non seulement j'étais pauvre, sexuellement déficient mais en plus j'étais athée.
- Ce n'est rien, tu es quand même un brave homme. Moi, je suis chrétien copte et je m'appelle Sésostris.
- Bien Sésostris, laisse-moi tomber. Regarde plutôt cet élégant couple d'Australiens qui cherche certainement un bon drogman.
- Ils ne m'intéressent pas, c'est avec toi que je veux travailler.
Je poussai un gros soupir et me retins pour ne pas lui dire d'aller se faire foutre ailleurs. Il me fit alors une proposition surprenante.
- Tu m'es très sympathique, viens chez moi, je t'invite à manger.
En Egypte, on ne refuse pas une hospitalité gentiment offerte. Son insistance avait fini par m'intriguer. Je ne sais pourquoi, j'acceptai de le suivre.
Il m'entraîna dans le dédale des rues du Vieux Caire jusqu'à sa maison située au bout d'une impasse crasseuse. Tout le rez-de-chaussée était occupé par une vaste pièce aux murs badigeonnés de bleu avec des banquettes disposées tout autour.
En chemin, nous étions entrés dans une épicerie tenue par un Libanais et j'avais acheté une bouteille d'ouzo et quelques litres de vin résiné.
Un jeune garçon à la mine chafouine entra en portant un plateau couvert de soucoupes remplies de nourritures à l'aspect engageant.
L'ouzo et le résiné commencèrent à descendre. J'étais maintenant bien et en confiance. D'autres plateaux se succédèrent puis le garçon installa un imposant narguilé qui répandait une fumée sucrée un peu écœurante. La tête me tournait un peu.
Au terme de ces agapes frugales et fraternelles, Sésostris déclara :
Il y a longtemps que je t'attendais. Nous allons faire ensemble du bon boulot. J'ai bien compris que tu étais égyptologue et que tu avais besoin d'un assistant pour régler les problèmes humains, matériels et administratifs. Je suis ton homme. Partons dès demain pour Louxor, j'ai déjà retenu un bateau.
Nous ne nous sommes plus quittés pendant trois décennies et grâce à ses bons soins les découvertes se multiplièrent. La plus sensationnelle fut celle de la tombe de Toutankhamon, la vraie et non la fausse qui fit la gloire de Carter et de Lord Carnavon. Les mauvaises langues soulignèrent qu'il y avait bien la momie d'un jeune homme dans la pseudo tombe royale. Je révélai alors qu'il s'agissait de Spencer, un garçon que Carter avait eu avec une servante qui tenait sa maison de la rive ouest.
Une pensée pour Moustapha...
très belle rencontre !