Je préfère traiter les maux bénins mais j'aime aussi soigner les maladies mentales qui rendent les patients inquiets et attachants. Marcher endormi sur les toits la nuit en déclamant des poèmes épiques doit-il être considéré comme un trouble mental ou un art de vivre ?
Dans notre petite cité de Sakebou, je ne manque pas de travail. Les agents pathogènes y sont particulièrement actifs et malveillants. Je me demande parfois si mes concitoyens ne se plaisent pas dans les maladies et les névroses qui permettent de mesurer le peu de temps qui nous reste à vivre.
Aux déprimés je recommande des figues séchées accompagnées d'amandes. A ceux qui transpirent sous les aisselles, des feuilles bouillies de nénuphar. Les fantômes incommodants s'estompent si on les asperge d'urine d'âne mais ils sont attirés par le miel d'abeilles sauvages.
Certains clients me demandent où je suis allé chercher tout ça. J'ai inventé il est vrai quelques remèdes mais j'ai aussi beaucoup appris dans les rouleaux légués par mon maître, terrassé jeune par une septicémie dentaire. C'était un homme d'une inflexibilité coriace, à l'autorité naturelle qui supportait mal les gens bien portants ou ceux qui rechignaient à suivre ses prescriptions. Il avait des relations difficiles avec ses patients. Je me demande parfois s'il n'en a pas expédié quelques uns dans la Douat. Il est vrai qu'un malade mal embouché et repoussant du couvercle peut gâcher le plaisir d'un thérapeute. Autant abréger leurs souffrances et mettre un terme à leur mauvaise humeur.
Comme je redoute les foudres d'Ousir et d'Aset, je ne me suis livré que rarement à de telles pratiques ou alors en usant du venin de vipère céraste qui ne laisse aucune trace détectable pour la police scientifique, il est vari peu performante à notre époque.
Au grand dam de mon épouse souffrant de langueur, je passe peu de temps à la maison. A la recherche de souffreteux, j'arpente les rues de la ville mais aussi les nombreux villages environnants. Je suis également responsable de la santé des habitants d'une oasis située à trois jours de marche de chez moi. J'aime traverser seul avec mon âne noir le désert silencieux, loin des récriminations, des cris d'agonie et des derniers soupirs. Le désert est le royaume des Séthiens, des êtres robustes appréciant les souffrances qu'ils infligent aux autres. J'ai conclu un pacte avec eux pour qu'ils me laissent passer, je récite une eulogie pour leur dieu, je dépose sur ses tables d'offrandes un crâne de babouin, le prépuce séché d'un prince et la langue bien pendue d'un Bès domestique. Tous y trouvent leur compte et cela prouve que la Magie est une branche efficace de la médecine.
J'aime séjourner dans l'oasis qui jouit d'un climat agréable. Les oasiens buveurs d'eau ferrugineuse et gorgés du jus délicieux de leurs fruits affichent une santé insolente si bien que je n'ai pas grand chose à faire sinon de longues siestes et jouer au senet avec quelques vieillards drus et rigolards. Ils font à longueur de journée l'éloge d'Aset, ainsi les étendues désertiques de Seth et les fauteurs de troubles sont tenus à distance. Leurs mantras sont performants, on ne croise jamais un séthien dans les parages de l'oasis. Je ne pourrais en dire autant de Sakebou où ils croissent et se multiplient à une vitesse digne des vermines les plus virulentes.
Je profite de mes loisirs ici pour traquer les maladies orphelines que j'identifie et auxquelles on a fini par donner mon nom, ce qui me rendra célèbre dans deux millénaires. Les érudits médecins de la Bibliothèque d'Alexandrie me présenteront comme un thérapeute hors pair, digne d'entrer dans l'histoire de la médecine universelle.
Dans l'oasis, nous avons régulièrement la visite de militaires qui patrouillent dans le désert pour éloigner et éradiquer les vils Bédouins, ennemis héréditaires des paysans. Ils pillent leurs récoltes, violentent leurs femmes, incendient leurs maisons et jettent des charognes dans les sources.
Un groupe de ces forcenés a été surpris non loin d'ici. Ils étaient assez nombreux et une bataille sérieuse s'engagea entre eux et les soldats du roi dont plusieurs furent blessés. On me les amena pour les soigner ou les aider à mourir sans souffrance.
L'un d'eux était un officier Shemsou Hor. Il avait écopé d'une flèche dans la cuisse droite et d'un coup de massue sur une épaule qui lui avait aussi emporté une partie de l'oreille. Il devait souffrir atrocement mais il ne se plaignait pas, il parlait doucement à ses hommes, les assurant qu'ils allaient s'en sortir et qu'il leur offrirait une tournée de bon vin des oasis pour fêter leur guérison et le succès de leur mission. Le Faucon horien pouvait être fier d'eux et Sa Majesté les décorerait d'une Mouche d'or, la plus haute distinction que peut recevoir un soldat.
Le KA de l'homme était puissant. En quelques jours il était sur pied, complètement rétabli. On sentait qu'il n'avait qu'une idée : retourner dans le désert et traquer les Bédouins. La veille de son départ, il me fit une surprenante proposition. Comme j'excellais à soigner les blessures les plus graves, ma place était toute trouvée dans l'armée royale. Je répliquai que j'avais peu de goût pour la vie militaire et la violence des champs de bataille. Balivernes dit-il, un médecin est au-dessus de ces contingences. Il ne se bat pas contre un ennemi mais contre les mauvais coups du sort et les blessures potentiellement mortelles.
Je suis du signe astrologique du Bélier et j'agis souvent sur un coup de tête. Je ne sais trop pourquoi, j'abandonnai tout et suivis le Shemsou Hor et ses guerriers.
L'aventure fut intense mais brève. Lors d'une escarmouche, un Libyen emplumé me décocha une flèche en plein cœur. Je tombai la tête dans le sable, mon BA s'éloigna à tire d'aile.
J'ai somnolé quelques siècles dans un sarcophage. J'ai connu quelques réincarnations qui ne m'ont pas laissé de souvenirs impérissables. Aujourd'hui, je vis à New York où j'ai ouvert un cabinet de psychanalyse dans la 3e avenue. Dans cette mégapole où fourmillent les psychopathes et les pervers polymorphes, je ne manque pas de clientèle. Je suis très attentif, carnivore, bisexuel, je porte des chemises de chez Gap, ce qui fait de moi un analyste apprécié. J'aime qu'on me raconte des histoires tordues d'effondrement psychique.
Sur le mur en face de mon bureau, au-dessus du divan où s'allongent mes patients, j'ai placardé le poster géant d'une oasis qui me rappelle vaguement quelque chose et me donne le courage de poursuivre sur ma lancée.
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